La guerre à Gaza et la « normalisation » vont-elles semer le trouble au Maroc ?

Il n’y a pas pire moment pour la monarchie autoritaire marocaine, que celui choisi par Jamâa Al-Adl Wal-Ihsan (AWI, puissante organisation religio-politique) pour lancer, avec grands renforts médiatiques, son nouveau manifeste politique ; celui-ci se dit franchement démocratique. Pire, la puissante Jamâa se veut dorénavant anti-théocratique. C’est comme asséner un nouveau coup de tête à un palais royal déjà atteint de vertige depuis le déclenchement d’un vigoureux mouvement de contestation populaire, il y a sept mois. C’est l’attaque israélienne contre Gaza, qui donne le coup d’envoi à celui-ci. La rue qui hurle sa colère dans toutes les grandes villes du royaume revendique la rupture immédiate des relations diplomatiques avec Tel Aviv. Or le régime, dans son discours dirigé vers l’intérieur, explique qu’Israël est potentiellement le seul vrai soutien militaire contre les voisins de l’Est (entendre l’Algérie !).

Pourquoi cette réorientation politique, matinée d’une inflexion idéologique significative, de la Jamâa inquiéterait-elle tant les stratèges de l’ombre du palais royal, désignés également par le vocable sulfureux Binya Sirriya ? La réponse à cette question tient en deux points : Primo : ce nouveau choix politico-idéologique d’AWI ouvre la voie à une alliance durable avec la gauche et plus généralement tout le camp oppositionnel aussi bien laïque et moderne que conservateur. Secundo : la rue pro-Palestine est animée par la gauche toutes tendances confondues et par la Jamâa qui mobilise l’essentiel des troupes. Cette coordination de terrain peut se transformer, grâce au manifeste d’AWI, en une coalition plus durable et plus solidement structurée.

Or un front d’opposition multi-courants est perçu, du moins depuis le Printemps arabe, comme le principal risque politique guettant la monarchie autoritaire.

De fait, la monarchie marocaine se confond avec la commanderie des croyants. Elle préside aussi le conseil suprême des ulémas qui, il y a encore quelques années, défendit la condamnation à mort contre ceux qui renoncent à la foi islamique. Ces dimensions archaïques du régime font du royaume une théocratie médiévale aux portes de l’Europe. Médiévale dans ses structures socio-politiques et culturelles, mais armée jusqu’aux dents par la plus moderne des techniques de contrôle et de répression, la Monarchie marocaine discerne en la Jamâa, le principal rival sur le champ de compétition politique et religieux.

Vu la situation en Palestine et le fait que le roi du Maroc préside le Comité panislamique Al-Qods, censé défendre la Palestine, rendent la situation du palais insoutenable vis-à-vis du peuple. Même les grandes familles bourgeoises des villes impériales ainsi que d’anciens ministres sortent dans la rue pour réclamer, aux côtés du peuple et d’AWI, la fin de la normalisation avec Israël. Le régime ne pourrait même pas expliquer à l’élite d’Etat et ses partenaires étrangers, dont le soutien est vital pour la monarchie, qu’il s’agit d’un mouvement aux relents populistes-racisants puisque on peut compter parmi les supporters connus de la rue en colère plusieurs personnalités marocaines juives comme Sion Assidoun, Raymond Benhaim et Jacob Cohen. Le premier fait d’ailleurs partie du leadership du mouvement structuré propalestinien qui existe depuis plusieurs décennies.

Celui-ci semble fonctionner, durant les derniers mois comme un front national contre une monarchie réduite à son statut de normalisatrice. Une telle image est, bien entendu, loin de refléter toute la complexe réalité politique du pays. Mais il s’agit d’une image forte. Le Manifeste prédémocratique et propalestinien d’AWI, tombé à point, consolide cette image et donne au mouvement un soubassement populaire unitaire.

Alors que la vie politique est bloquée au Maroc depuis le tournant autoritaire du régime, le manifeste de la Jamâa définit une nouvelle stratégie et met fin à son non-engagement dans l’arène politique nationale. La plus grande organisation islamique du Maroc, se propose de lutter pour un gouvernement responsable devant le peuple. Ce changement qui inquiète le palais, suscite un vif débat dans le pays qui dépasse et les clivages traditionnels du pays et le mouvement circonstanciel de rue.

Le manifeste du 6 février a provoqué un choc dans les rangs de la classe politique pro-Makhzen. Il fait connaitre l’engagement définitif d’AWI en faveur du parlementarisme pluraliste et de la modernité politique. Il faudrait que la cour, et ses obligés trouvent un autre moyen pour continuer à la mettre au banc de la nation, à contenir son poids social et politique écrasant, qui pourrait se traduire par un triomphe électoral dévastateur. Une telle victoire obligerait le palais à une cohabitation qui serait beaucoup plus malaisée que celle d’avec le Parti de la justice et du développement (PJD), qui a dirigé le gouvernement entre 2011 et 2021. Car AWI demeure ferme sur l’essentiel : pas d’intégration dans le système sans que le gouvernement soit le détenteur réel du pouvoir exécutif. Et que celui-ci soit responsable devant un parlement, élu directement par le peuple. Autrement dit, Charles III n’aurait plus rien à envier à Mohammed VI.

Le palais est mis sur la défensive

De fait, le long manifeste d’AWI marque un tournant dans le discours politique de l’organisation islamique. AWI, franchit un pas décisif : d’une opposition qu’on pourrait appeler totale (religieuse, sociale, politique), AWI se place dans le cadre d’un réformisme aussi radical qu’antimonarchique. Son département politique, est sous le contrôle quasi exclusif de la deuxième génération du groupe politico-religieux. Celle-ci dispose d’une instruction moderne et fut profondément marquée par la sanglante guerre civile en Algérie et les conflits post-Printemps arabe, d’où son option pour la non-violence qui trouve aussi sa justification dans les origines soufies d’AWI.

Le manifeste rejette le régime Makhzen autoritaire où le roi règne et gouverne sans partage. Il conditionne l’entrée d’AWI dans le jeu politique et électoral par l’adoption d’une constitution démocratique plébiscitée par voie démocratique. Autrement dit, une assemblée constituante élue doit rédiger, d’une façon consensuelle affirme AWI, un texte constitutionnel pour le proposer au peuple souverain et seul souverain.

La Jamaâ voudrait toutefois trouver un modus vivendi implicite avec le trône alaouite, une solution moyenne : la monarchie parlementaire. Ce concept n’a pas été mentionné par AWI, mais il est perceptible entre les lignes de son manifeste. Il est aussi présent en creux dans les détails de sa feuille de route de sortie de crise qui représente en même temps son projet social. AWI a évité de faire usage de ce terme en raison du retour en force des pratiques autoritaires depuis des années, alors que la monarchie est officiellement « parlementaire » depuis l’adoption d’une nouvelle constitution en 2011.

Il y avait un risque que l’adoption du concept eût été interprétée comme une reddition par des alliés potentiels de la Jamaâ qui vont de la gauche marxiste aux islamistes non légitimistes.

D’autres raisons ont joué dans cet évitement sémantique. Il s’agirait tout d’abord de ne pas choquer sa base de sympathisants, très large dans les grandes villes du Maroc, où l’outillage conceptuel sculpté et/ou adapté par son cheikh-fondateur Abdessalam Yassine (1928-2012), est encore parfois manié comme le Califat, Qawma (soulèvement) et autre Minhaj prophétique. Il faudrait rappeler ici que Yassine plusieurs fois emprisonné et persécuté par le régime de Hassan II, était et reste le principal producteur de sens de la Jamaâ.

Omar Iharchane, membre du département politique d’AWI affirme que le manifeste « traduit une évolution naturelle (…). Il ne fait aucune concession à personne . ». Il s’agit donc d’une inflexion, mais les positions d’AWI envers le régime autoritaire demeurent, selon Ihachane, sans concessions.

Le manifeste mentionne, entre autres, un point important de la nouvelle orientation politique : la fin du despotisme, et par voie de conséquence l’établissement d’un régime démocratique, Celui-ci ne peut se réaliser au Maroc que par la voie d’un changement de paradigme total : l’élection de tous les détenteurs de pouvoir politique. Aucune autre source de légitimité, même celle religieuse, voire prétendument divine ne pourrait, en aucun cas, être opposée au principe institutionnel, c.-à-d. la souveraineté exclusive du peuple-électeur. Il est clair ici que la Commanderie des croyants qui symbolise la primauté morale du roi et justifie ses pouvoirs extra constitutionnels, est tout bonnement ignoré. La reddition des comptes et la fin de l’économie de rente sont également des conditions nécessaires pour l’établissement de la démocratie.

AWI est donc prête à fonder un parti politique. Mais pour elle la balle est dans le camp du palais, car la Jamaâ refuse de passer sous les fourches caudines du Makhzen, On ne négocie pas à huis clos. Quitte à rester dans cette situation d’entre-deux : être toléré mais réprimé sans être reconnu et intégré. Cette fermeté transparait non seulement dans le manifeste. Mais ressort également des déclarations des leaders de la Daïra politique comme Hassan Bennajeh et Mohamed Manar Bask.

Le retour de la répression quelques années après l’accès au pouvoir de Mohammed VI, et les attaques suicidaires sanglantes de 2003 poussent l’opposition radicale à resserrer les rangs afin, d’une part, de faire baisser la tension, dangereuse pour la paix civile, entre les courants laïque et religieux et à freiner le glissement du Maroc vers de nouvelles Années de plomb. Le Centre Ibn Rochd et des personnalités politiques indépendantes organisent entre 2007 et 2014 une dizaine de rencontres nationales entre les leaderships de la gauche, AWI et d’autres islamistes anti-régime. Ces prises de langues publiques rompirent le mur psychologique qui séparait jusque-là Islamistes et militants de gauche.

Un événement historique qui pousse AWI à entamer la sécularisation, certes prudente, de son action politique, est le Printemps arabe. Sa jeunesse qui participe massivement aux manifestations de rue pour la démocratie sympathise avec militants de gauche et autres jeunes libéraux-démocrates, initiateurs des manifestations de 2011.

Gêné et sonné, le régime, reste quasiment muet non seulement face au manifeste d AWI mais aussi vis-à-vis des revendications de la rue qui demande la fin de la normalisation avec Israël. Sa police politique, renforce toutefois sa pression sur les activistes de la Jamâa. Plusieurs membres propalestiniens de celle-ci sont détenus ou poursuivis. Ils sont parfois lourdement condamnés.

Le professeur Maati Monjib est une historienne marocaine, défenseur des droits de l’homme, spécialiste de la politique nord-africaine et de l’histoire de l’Afrique. Cet article a été initialement publié dans Orient XXI.

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