Les conflits coûtent plus que les gains à en espérer
A l’occasion de son centième anniversaire, Henry Kissinger a dit en substance au Wall Street Journal du 26 mai que le monde est déchiré par la compétition entre les Etats-Unis et la Chine et que « Les deux guerres mondiales auraient dû apprendre au monde que le prix à payer, même avec les technologies traditionnelles, est inapproprié pour l’essentiel des objectifs réalisables ». On peut aisément extrapoler cette formule pour nombre de conflits qui, quand bien même demeurent souvent de basse intensité, sont par leur ampleur, leur durée et leurs effets. Et le conflit entre le Maroc et l’Algérie en est certainement une illustration parfaite.
Coût exorbitant du conflit au Maghreb
Ce conflit a un coût humain, politique, géostratégique et socio-économique énorme. Depuis bientôt 50 ans, il est la cause centrale du mal développement dans la région. Les victimes directes du conflit armé se comptent en dizaines de milliers de femmes et d’hommes de tous âges et conditions, entre morts, blessés, conscrits, estropiés, incarcérés, torturés, exilés, réfugiés… Le coût politique a été l’utilisation du conflit pour exacerber le chauvinisme entre les populations de la région et légitimer l’autoritarisme régnant, avec son lot de répression, d’accaparement du pouvoir et de corruption sous ses formes les plus diverses. Les pays concernés ont tout fait pour avoir les faveurs des grandes puissances comme des acteurs secondaires, au détriment du droit, de l’éthique, de leurs intérêts stratégiques et de leur indépendance et dignité. Pour les coûts socio-économiques du conflit, je les avais estimés comme suit en 2008 pour le Maroc, en les minorant délibérément :
En % du PIB | |
Surcoûts militaires (dépassement des moyennes mondiales) | 3,10 |
Investissement au Sahara : dépassement des moyennes pour régions comparables | 1,00 |
Investissements « diplomatiques » ailleurs : achats aux puissances à amadouer telles le TGV, dons aux pays « amis », coût de la diplomatie… | 0,75 |
Prébendes pour Sahraouis : Aides sociales, défiscalisation, trafics, emplois fictifs… | 1,00 |
Neutralisation des règles de bonne gouvernance : prévalence de règle de droit, transparence, lutte contre les abus, égalité des acteurs, reddition des comptes, sanction… | 1,00 |
Gains actuels du Sahara : Pêches et phosphates | -0,75 |
Total | 6,10 |
Ces estimations demeurent pertinentes pour les 15 années passées aussi. Elles sont largement transposables au cas de l’Algérie. Ainsi, si chacun des deux pays avait pu mobiliser une partie significative de ces points de croissance perdus depuis 1975 au lieu de les dilapider (mettons les deux tiers des 7,6% perdus, soit 5% de rattrapés par an), la croissance moyenne de leurs économies aurait été de 8% pour l’Algérie et de 9,3% pour le Maroc, ce qui aurait donné un PIB 8 fois supérieur à l’actuel pour chacun des deux pays, et changé radicalement leur situation en les intégrant à la catégorie des pays émergents. Sans entrer dans le détail des effets sur les autres pays de la région (Mauritanie, Tunisie, Lybie), il semble évident qu’ils ont tout à gagner du dépassement du conflit du Sahara et de la construction d’un Maghreb économique uni, même si les avantages qu’ils tireraient seraient moins radicaux que pour le Maroc et l’Algérie.
Espoirs et attentes
Clairement, le Sahara n’est pas l’unique cause de la conflictualité dans la région, mais il en est actuellement l’abcès de fixation et le point d’achoppement majeur. Les prétentions de leadership régional du Maroc comme de l’Algérie, l’héritage des querelles historiques, les accusations mutuelles de coups tordus et l’exploitation cynique de l’image du « voisin qui nous veut du mal » pour renforcer la légitimité des régimes sont autant de facteurs de la crispation. Mais on peut croire que le dépassement de la principale méta-contrainte des relations dans la région permettra d’appréhender les autres questions d’une manière nettement plus sereine, rationnelle et efficace.
A l’aube du conflit sahraoui, la partie marocaine avait d’abord des motivations d’ordre nationaliste (bouter les espagnols dehors, agrandir le territoire national) et tactiques (remobiliser le peuple autour du monarque et occuper au loin l’essentiel d’une armée devenue frondeuse). Mais l’espoir que le Sahara constituerait une manne pour le Maroc était certainement présent aussi. On en espérait des trésors souterrains en hydrocarbures et en phosphates, et des richesses halieutiques conséquentes. Et on partait de l’idée que tout territoire a une valeur positive, qui ne manquera pas d’être rentabilisée le moment venu. Les coûts de l’opération étaient imaginés comme supportables et temporaires, et laissant rapidement la place à une juteuse machine à cash.
Évaporation des rêves
Ces calculs ont été dramatiquement démentis par l’histoire. Les coûts ont été dispendieux et durables, et les fruits n’ont pas été à l’avenant. Les années qui ont suivi l’éclatement de l’affaire du Sahara, et qui ont coïncidé avec les grands chocs pétroliers de 1974 et 1979 et la fin des « 30 glorieuses », années fastes pour l’économie mondiale, ont asséché les réserves de l’Etat marocain, l’obligeant à une politique d’austérité croissante qui aboutira au Programme d’Ajustement Structurel de 1983 – 1993. Le Maroc acceptera le principe de l’auto-détermination des Sahraouis en 1981, et ls négociations aboutiront à un accord de cessez-le-feu et à la mise en place de la MINURSO, « Mission des Nations Unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental ».
Depuis ce temps, de tergiversations en atermoiements, le conflit s’est enlisé. La position juridique du Maroc demeure faible, mais pas au point de l’acculer à jeter l’éponge. Sa ténacité et ses appuis diplomatiques rendent très improbable une débâcle militaire ou une pression diplomatique intenable dans un délai prévisible. Le front Polisario reste officiellement sur sa position d’exiger la mise en œuvre de la promesse onusienne d’un référendum, et l’Algérie continue d’être le principal appui aux indépendantistes, sans aller jusqu’à risquer d’entrer avec le Maroc dans une guerre directe à l’issue incertaine et au coût stratosphérique.
Possibilités de sortir par le haut
Il est clair que les belligérants se sont entêtés chacun dans sa position parce qu’ils n’ont pas envisagé que la situation durerait autant. Le Maroc joue la carte du temps, qui lui permet d’asseoir le fait accompli et de modifier radicalement la composition démographique du Sahara. Les indépendantistes et leurs appuis jouent la carte de la légitimité internationale, tout en sachant que le conseil de sécurité de l’ONU n’envisage en aucune manière d’imposer au Maroc par la force une solution qu’il considérerait inadmissible. On peut donc croire que les protagonistes sont tous pris dans un engrenage qui les menace dans leur existence même, et qu’ils ont tout intérêt à travailler sur une solution de compromis. Les Etats-Unis et la France ont mis la pression sur le Maroc et l’ont amené à faire en 2007 une proposition d « autonomie élargie »[1] fort généreuse. Cette proposition a régulièrement été qualifiée par les résolutions onusiennes de « sérieuse, crédible et réaliste », sans qu’elles lient la chose à abandonner le principe de l’auto-détermination et l’exigence de l’acceptation de toute solution envisagée par l’ensemble des parties concernées. Pour le Polisario, accepter l’autonomie sera perçu comme un reniement après un demi-siècle de prétention à l’indépendance pleine et durs sacrifices pour les réfugiés. Mais la sortie du conflit ne peut se faire sans compromis impliquant des concessions mutuelles et une revue à la baisse des plafonds revendicatifs.
On peut donc croire que la solution négociée basée sur la plus large autonomie et le rattachement plus ou moins symbolique au Maroc est la seule option réaliste au conflit dans un avenir prévisible. Le label « autonomie » est à géométrie extrêmement variable, dans son architecture comme dans sa mise en œuvre et dans les garanties qui l’accompagnent. Le point d’achoppement le plus saillant est certainement l’impossibilité de marier une autonomie réelle à un régime de pouvoir monarchique quasi absolu. La monarchie marocaine déclare depuis au moins 2011 qu’elle est désireuse de se transformer en monarchie parlementaire, mais sa pratique ne montre pas d’engagement réel dans cette direction, bien au contraire, ce qui ne permet pas la confiance dans les engagements pris et dans la pérennité des institutions négociées. A défaut, la région continuera d’avancer à pas de tortue, alors que le Maghreb connait une croissance atone et un surcroît d’un million de personnes inactives ou au chômage par an, et que les attentes de la population, de plus en plus urbanisée, éduquée et ouverte sur le monde ne trouvent pas satisfaction, aggravant ainsi la frustration généralisée.
Le temps où les gouvernants pouvaient régenter leurs peuples en entretenant des conflits dispendieux n’est plus. Les élites du Maghreb ont le devoir de crever l’abcès du conflit du Sahara et d’y trouver une solution pacifique, durable et acceptable pour toutes les parties. Cette solution passera par des concessions douloureuses pour les uns et les autres, mais elle permettra de lever l’hypothèque de la guerre larvée ou ouverte, de sortir les Sahraouis de la situation de réfugiés dont ils ont déjà trop souffert, et d’ouvrir une nouvelle ère de coopération et de développement très prometteuse pour l’ensemble des peuples de la région.
Fouad Abdelmoumni est un éminent militant de la société civile marocaine et un économiste spécialisé dans la lutte contre la corruption, le développement et la micro-finance. Abdelmoumni a présidé Transparence Maroc et est membre de l’Association marocaine des droits de l’homme.
[1] Le Monde, 12 avril 2007. https://www.lemonde.fr/afrique/article/2007/04/12/le-maroc-depose-a-l-onu-un-plan-d-autonomie-pour-le-sahara-occidental_895024_3212.html